Délinquance
La prison comme mode de correction de la jeunesse déviante montre ses limites au XIXe siècle. Cette institution en vient à être considérée comme une « école du crime » qui nourrit la déviance plutôt que de la combattre. C’est alors qu’on « invente » le problème social de la « délinquance juvénile » qui appelle des solutions spécifiques : défendre la société contre les comportements d’une jeunesse jugée tumultueuse et protéger les enfants vulnérables d’un environnement familial perçu comme corrupteur. En 1869, la législation québécoise sur les écoles de réforme et d’industrie offre une solution institutionnelle à ce problème. Elle respecte l’économie morale du temps : aux délinquants de 7 à 16 ans, la réforme ; aux vulnérables de moins de 15 ans, l’école industrielle.
Une justice « protectionnelle »
À la fin du XIXe siècle, les magistrats des Cours du Recorder adoptent le principe de la justice « protectionnelle », qui caractérisera la justice des mineurs par la suite. Selon ce principe, les sanctions ne sont plus proportionnées à la gravité des délits commis, mais bien à l’appréciation de la situation de vulnérabilité des jeunes. Sans cette justice « protectionnelle », les jeunes pourraient devenir de véritables criminels… en commençant leur carrière comme voleur de cigares ou comme voleur de brides de chevaux !!
Les écoles de réforme
Jusque dans les années 1860, les enfants condamnés au Québec servent leur peine d’emprisonnement à la prison. Dans la foulée de l’adoption de la législation de 1869, les jeunes délinquantes de la grande région de Montréal sont envoyées à l’Institut du Bon-Pasteur à Montréal ou bien au Girl’s Cottage School sur la Rive-Sud de Montréal, tandis que celles de la région de Québec sont dirigées vers l’Hospice Saint-Charles. Pour leur part, les garçons du Québec peuvent être placés dans deux nouvelles institutions: l’École de réforme catholique du Mont-Saint-Antoine de Montréal et l’École de réforme protestante de la prison de Sherbrooke. Ce n’est qu’en 1908 qu’une institution protestante indépendante de la prison est construite au Québec : la Boy’s Farm and Training School, à Shawbridge dans les Laurentides.
Institut du Mont Saint-Antoine
En 1873, les Frères de la Charité ouvrent une école de réforme pour garçons à Montréal, l’Institut du Mont Saint-Antoine. Cette école marque une rupture par rapport aux anciennes institutions. Les jeunes dorment désormais dans des dortoirs plutôt que dans des cellules. Les fondateurs proscrivent en principe les punitions corporelles et intègrent les récompenses à leurs méthodes éducatives.
L’école de réforme est le lieu d’une surveillance constante. Les garçons sont soumis à un horaire rigide qui ne procure que peu de temps libre sans supervision. Le silence absolu doit être respecté, sauf durant les récréations. Malgré les principes, le personnel de l’institution a parfois recours à l’enfermement solitaire et à la férule pour punir les plus récalcitrants.
Les pensionnaires sont principalement des adolescents issus de familles ouvrières, reconnus coupables de délits mineurs. En situation de crise familiale, et en l’absence d’un système scolaire adéquat, certains parents font également appel au tribunal afin de confier leur garçon turbulent à la « réforme ». Ils espèrent ainsi qu’il pourra apprendre le « respect de l’autorité » et un métier utile.
L’école de réforme entend rééduquer ces garçons en mettant l’accent sur la discipline, l’enseignement religieux et l’apprentissage d’un métier. Les détenus passent une grande partie de leur journée dans des ateliers, où ils découvrent les rudiments de la confection, de la menuiserie, de la cordonnerie, de l’imprimerie. Conformément aux principes de la justice « protectionnelle », les tribunaux confient les jeunes délinquants aux écoles de réforme pour quelques années, temps jugé nécessaire à leur rééducation.
La vie quotidienne au Mont Saint-Antoine
La discipline des corps, misant sur l’adoption d’une posture virile en atelier comme dans la cour extérieure, est au cœur de la vie des jeunes enfermés au Mont Saint-Antoine. Ces trois photographies, prises entre 1900 et 1914, mettent en scène le quotidien des garçons qui sont soumis à une pédagogie de la réforme reposant sur l’enseignement religieux, l’éducation physique et le travail manuel.
Institut du Bon-Pasteur
Les Sœurs du Bon-Pasteur d’Angers ouvrent deux écoles pour filles à Montréal en 1870 : une école de réforme destinée aux mineures délinquantes et une école d’industrie pour les filles abandonnées, orphelines et en besoin de protection. Le Monastère du Bon-Pasteur est construit sur la rue Sherbrooke en 1847. Centre névralgique de l’œuvre de la communauté à Montréal, il abrite les religieuses et les mineures jugées déviantes.
Contrairement aux garçons de l’Institut Saint-Antoine, la plupart des filles de l’Institut du Bon-Pasteur y sont placées à la demande de leurs parents pour des motifs d’ordre moral, comme la désobéissance, le vagabondage, les mauvaises fréquentations, une sexualité jugée irrégulière. La notion de déviance juvénile recouvre donc un sens différent selon qu’il s’agit de filles ou de garçons.
À leur entrée à l’école de réforme, les jeunes filles sont plongées dans un univers clos, rythmé par le travail, l’étude et la prière. Cette vie institutionnelle menée sous la surveillance constante des religieuses doit, en principe, les conduire à la réforme intérieure et à la conversion. Bien qu’elles soient rares, les évasions, comme celle rapportée par La Patrie en 1895, montrent que certaines filles tentent d’échapper à cette vie rigide qui laisse peu de place à l’autonomie personnelle.
Cette institution fait d’ailleurs l’objet de critiques à partir des années 1910, notamment de la part du mouvement de protection de l’enfance, majoritairement protestant. La contestation du système ne vient pas que de l’extérieur : des révoltes éclatent par exemple dans la succursale du Bon-Pasteur à Laval après la Seconde Guerre mondiale. Ces événements accentuent la remise en question des modes institutionnels de prise en charge de la jeunesse.
L’Hospice Saint-Charles pour les filles
En 1870, les Sœurs du Bon Pasteur de Québec créent une école de réforme pour filles qui prendra ensuite le nom d’Hospice Saint-Charles. À partir de 1884, cette institution offre les services d’école d’industrie pour les jeunes filles abandonnées ou négligées. En 1892, les deux écoles sont transférées dans les locaux plus vastes de l’ancien Hôpital de la Marine, le long de la rivière Saint-Charles, afin d’accueillir un plus grand nombre d’enfants.
La coexistence des services d’école de réforme et d’industrie à l’Hospice Saint-Charles démontre bien la frontière poreuse entre la délinquance et la vulnérabilité, la petite criminalité et la misère. Bon nombre de jeunes filles sont incarcérées à l’école de réforme parce qu’elles sont « sans asile », ce qui les distingue très peu de celles qui sont placées à l’école d’industrie. Les magistrats ordonnent souvent le placement de ces filles à l’hospice à la demande de leurs parents pour des raisons d’ordre moral bien plus que pénal.
Dans l’ensemble, les pensionnaires de l’hospice proviennent de familles agricoles ou ouvrières pauvres. Elles ont généralement perdu un de leurs parents, parfois les deux. Placées pour une période d’environ trois ans, les filles de l’Hospice Saint-Charles sont plongées dans un univers clos, rythmé par la prière, le travail, l’exercice physique et de courtes périodes d’étude. L’apprentissage se limite essentiellement au travail domestique dans l’attente d’une longue vie de ménagère au sein du foyer familial.
Institutions de réforme protestantes
L’élite protestante montréalaise était réticente à établir des institutions de réforme, malgré la nature confessionnelle de la loi de 1869. La Montreal Protestant House of Industry and Refuge devait occuper cette fonction, mais n’en a jamais été capable, faute de financement. En l’absence d’écoles de réforme, les filles étaient envoyées à l’Asile du Bon-Pasteur et les garçons, à la Sherbrooke Reform School for Protestant Boys (1873-1909), située dans la prison Winter à Sherbrooke. Les conditions de vie et les programmes de formation dans ces établissements sont cependant défaillants.
En 1908, la Montreal Boys’ Home fonde la Boys’ Farm and Training School, près de Shawbridge. Cette école de réforme, qui reçoit des garçons protestants de partout au Québec, utilise une approche novatrice: la direction espère que la vie dans un cottage, sans portes barrées, donne aux garçons un sentiment de liberté et de responsabilité. Le programme se concentre sur le travail agricole, une alimentation saine, le plein air et l’activité physique.
Puisqu’elle accueille des adolescents de 13 ans et plus, la Montreal Boys’ Home est la candidate idéale pour servir d’école industrielle protestante. Lorsqu’on le lui demande, la direction de l’établissement refuse toutefois d’assumer ce rôle. Contrairement aux élèves d’écoles industrielles confessionnelles, les garçons de la Boys’ Home sont envoyés en ville pendant la journée pour travailler. Plutôt que d’opérer un programme de réforme typique, l’institution mise sur la formation citoyenne en offrant des cours de soir, une formation manuelle, l’éducation physique et l’enseignement religieux.
Quand Québec demande en 1883 la fondation d’institutions protestantes, la Ladies’ Benevolent Society devient officiellement une école industrielle, ce qu’elle demeure jusqu’en 1923. La plupart des garçons et filles qui intègrent l’école y sont envoyés en raison de la pauvreté ou des problèmes de santé de leurs parents. Ils y sont donc traités de la même manière que les enfants accueillis par charité, l’institution ne faisant pas de distinction entre ses deux fonctions.
En réponse à la demande grandissante pour des écoles industrielles pour garçons, la Society for the Protection of Women and Children fonde la Belmont Home à Sweetsburg, dans les Cantons-de-l’Est, en 1916. Quand l’institution ferme quatre ans plus tard, les garçons qui la fréquentent sont envoyés à la Ladies’ Benevolent Society.
Les écoles d’industrie
À partir de 1869, les écoles d’industrie hébergent des enfants indigents de moins de 14 ans qui sont errants, orphelins, mêlés à un milieu criminel ou vivant dans un milieu familial immoral. Ces enfants y sont logés, nourris et formés à l’apprentissage d’un métier manuel. Ils ont fait l’objet d’un ordre de détention d’un magistrat, ou de deux juges de paix, qui ont répondu favorablement à une demande de placement d’un parent, d’un tuteur, d’une institution de charité ou encore d’un maire. Le placement peut être de longue durée, mais l’enfant doit être libéré à l’âge de 16 ans. L’école d’industrie pour garçons de Notre-Dame-de-Montfort, mise sur pied en 1887, est un exemple d’institution située en zone de colonisation. Cet « orphelinat agricole » est intégré à l’économie industrielle par le chemin de fer.
L’Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance pour garçons
À partir de 1883, l’Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance de Lévis offre un service d’école industrielle qui accueille de jeunes garçons vulnérables provenant principalement de familles d’ouvriers ou d’agriculteurs de la région de Québec. Les garçons y vivent en commun et dorment dans des dortoirs. Ils sont soumis à un horaire rigide et une discipline stricte qu’un enseignement religieux vient renforcer.
Le placement des enfants survient généralement suite à la maladie, ou à la mort, de l’un des deux parents. À l’occasion, le placement vise à protéger un enfant d’un milieu familial violent. Un exemple extrême est celui de Georges Gagnon, le frère cadet d’Aurore, connue comme « l’enfant martyre ». Aurore est décédée en 1920 suite à des années d’abus atroces de la part de ses parents. Après la condamnation de ses deux parents pour homicide, Georges est placé à l’Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance. C’est de cette institution qu’il envoie, à l’âge de 13 ans, une demande au ministère de la Justice pour que ses parents soient pardonnés et libérés. Georges, qui espère malgré tout retrouver le foyer familial, promet au ministère qu’il saura convaincre ses parents de « ne plus recommencer ce qu’ils ont faits » (sic). Sa demande sera refusée.
La Cour des jeunes délinquants
Les écoles de réforme et d’industrie se retrouvent sous le feu des critiques du mouvement de la « sauvegarde de l’enfance » au tournant du XXe siècle. Ces réformateurs défendent un nouveau modèle d’intervention judiciaire que l’on veut plus respectueux des familles : le tribunal pour enfants. C’est ainsi que la Cour des jeunes délinquants de Montréal ouvre ses portes en 1912, sur le Champ-de-Mars, avant de se déplacer en 1932 sur la rue Saint-Denis, au nord de l’avenue du Mont-Royal.
Il s’agit d’une institution autonome, intégrant des services médicosociaux au travail du juge, figure paternelle à la fois sévère et bienveillante. L’intervention privilégiée est la « probation », de manière à maintenir les jeunes dans leur environnement familial, mais aussi à pratiquer une surveillance subtile sur ce dernier. En réalité, le réseau institutionnel d’écoles de réforme et d’industrie s’acclimate très bien à ce système de prise en charge étendue des déviances juvéniles. C’est à partir des années 1940 que ce système judiciaire et institutionnel est remis en question sous l’influence du développement de la pédopsychologie et d’une nouvelle conception des droits de la famille et de l’enfance.