Enfance
L’enfance malheureuse est la cible de plusieurs initiatives institutionnelles à partir du XIXe siècle. L’une de ses figures les plus dramatiques est celle des bébés abandonnés, considérés comme « illégitimes ». Des normes sexuelles et familiales strictes rendent en effet l’acte sexuel et la conception hors mariage socialement inacceptables. Les mères célibataires sont ainsi contraintes d’accoucher anonymement à la maternité et d’abandonner leur « bébé du péché » à la crèche. Ces enfants amorcent alors un long parcours institutionnel.
Quant à eux, les orphelins rendus vulnérables par le décès d’un ou des parents et l’incapacité de la famille élargie de les entretenir, étaient traditionnellement confiés aux hôpitaux généraux. C’est au XIXe siècle que des organisations religieuses et laïques mettent sur pied des orphelinats spécialisés dans l’hébergement et l’éducation de ces enfants un peu partout sur le territoire du Québec. Ces orphelinats accueillent aussi des enfants « du péché » issus des crèches.
Enfin, la diffusion de photos de taudis témoigne au début du XXe siècle d’un regard souvent moralisateur sur les familles ouvrières. Ces photos sont par exemple présentées lors de l’Exposition internationale consacrée au bien-être de l’enfance qui se tient à Montréal en octobre 1912. Mettant en scène des enfants pauvres sans supervision parentale apparente, elles justifient le développement de plusieurs œuvres consacrées à la sauvegarde de l’enfance. Elles accompagnent ainsi le discours de ceux qui soupçonnent les familles pauvres de ne pas en faire suffisamment pour sortir leurs enfants du cycle de la misère.
Les crèches
Dès 1754, Marguerite d’Youville établit l’œuvre des « enfants trouvés » à l’Hôpital général des Sœurs grises, à Montréal. La crèche d’Youville connaît des taux de mortalité catastrophiques. En 1875, 88% des 719 enfants admis y meurent en bas âge. De leur côté, les Sœurs de la Miséricorde envoient les bébés « du péché », nés dans leur hôpital pour filles-mères, à la crèche d’Youville depuis le milieu du XIXe siècle. Elles créent une crèche à même leur maison-mère en 1890.
Les enfants de cette nouvelle crèche connaissent-ils un meilleur sort ? Malgré une modeste amélioration, c’est environ 80% des bébés qui y décèdent entre 1890 et 1921. Les infections ombilicales, les épidémies de bronchopneumonie et surtout les maladies intestinales liées à l’alimentation à base de lait de vache de mauvaise qualité expliquent cette mortalité exceptionnelle. Les Sœurs de la Miséricorde ne favorisent pas l’allaitement maternel pourtant pratiqué avec succès du côté protestant, par le Montreal Maternity Hospital. La situation n’est pas si différente dans les autres crèches catholiques du Québec. La crèche Gamelin, à Trois-Rivières, administrée par les Sœurs de la Providence fait l’objet de sévères critiques au début des années 1930.
Les bébés qui survivent restent généralement à la crèche durant environ sept mois. Ils sont ensuite placés dans un milieu familial jugé moralement approprié (adoption) ou dans une autre institution appartenant à la communauté religieuse administratrice. Dans le cas des Sœurs de Miséricorde de Montréal, les enfants se retrouvent à la Maison St-Janvier de Sault-au-Récollet. Après leur deuxième anniversaire, plusieurs poursuivent leur parcours institutionnel dans les orphelinats.
En 1870, l’élite protestante de Montréal fonde la Protestant Infants’ Home, une crèche sur la rue Guy destinée aux familles dans le besoin et aux enfants « illégitimes ». Considérant l’allaitement comme la meilleure source de nutrition de qualité pour les nourrissons, on y accueille les mères et leurs bébés pour un maximum d’un an. Ce service permet de maintenir les taux de mortalité autour de 22% et donne aux nouvelles mères la chance de reconstruire leurs vies. Les enfants qui n’étaient pas réclamés par leur famille étaient transférés à une autre institution de charité protestante quand ils atteignaient cinq ans. Entre 1875 et 1905, 2329 enfants et 747 mères ont reçu de l’aide de la Protestant Infants’ Home.
Mais puisque les mères doivent intégrer l’institution avec leur enfant ou en assumer la charge financière constante, très peu d’enfants trouvés sont admis. Ce n’est qu’à partir de 1891, avec la fondation du Montreal Foundling and Baby Hospital sur la rue Argyle à Westmount, que les bébés abandonnés peuvent être laissés dans une institution protestante. Un service pour les nourrissons malades est ouvert en 1897, puis la première banque de lait maternel en 1901. En 1932, l’institution, déménagée sur Saint-Urbain, a fusionné avec l’Hôpital de Montréal pour enfants.
Maternité et enfance
La Miséricorde catholique
Les hôpitaux de la Miséricorde sont parmi les rares institutions qui hébergent des femmes enceintes célibataires, les « filles-mères ». Leur création vise à « sauver la vie à une multitude d’enfants malheureux qui, parce qu’ils sont les fruits du crime, sont exposés à être victimes de la barbarie de leurs mères », tel que formulé par l’évêque de Montréal, Mgr Ignace Bourget. Cette dénonciation vigoureuse ne vise pas les pères de ces enfants, qui n’ont pas à porter le fardeau du péché des filles-mères.
Ces hôpitaux pratiquent des accouchements supervisés et sécuritaires et se présentent comme des institutions de pénitence et de rédemption morale. Ils entendent ainsi donner aux « pénitentes » l’occasion d’expier leur péché afin de vivre de manière honorable selon les normes patriarcales de l’époque, en se consacrant à un mari ou à Dieu en menant une vie cloîtrée en tant que « Madeleine ». Expier ce péché exige, aux yeux de l’Église et probablement de plusieurs femmes, de couper le lien maternel afin de pouvoir baptiser « l’enfant du crime » et éventuellement le placer.
À l’intérieur de ces institutions, les sœurs donnent aux femmes et aux bébés des prénoms fictifs, selon un ordre alphabétique prédéfini. Le séjour d’une pénitente dure en moyenne trois mois. Selon les règlements, les mères incapables de payer une pension doivent séjourner dans la salle publique et effectuer, durant les six mois suivant l’accouchement, des travaux ménagers ou de supervision des enfants. Que leur bébé soit vivant ou non.
Le Montreal Maternity Hospital
L’ouverture, en 1843, du Maternity Hospital par l’École de médecine de l’Université McGill vise à fournir un lieu d’étude clinique en obstétrique aux futurs médecins. L’école délègue l’administration de l’hôpital à un comité laïque composé de femmes de l’élite anglophone, ainsi que l’accompagnement des naissances à des sages femmes. Durant ses quarante premières années d’existence, le Maternity Hospital fournit un lieu d’accouchement discret et sécuritaire aux filles-mères indigentes. La plupart d’entre elles sont des immigrantes irlandaises récemment arrivées à Montréal. Leurs nourrissons sont envoyés à la crèche catholique des Sœurs Grises ou au Protestant Infants’ Home.
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, avec le développement des sciences et des technologies médicales, que le Maternity Hospital devient un haut lieu de la médecine obstétrique auprès de la communauté anglophone montréalaise. Cette transition entraîne une plus grande implication des médecins dans l’administration et l’accompagnement des naissances, en plus d’un changement dans le type de clientèle admise. Les filles-mères représentent, à la fin de la période, l’exception plutôt que la règle.
Accompagner les mères et les enfants
Au début du XXe siècle, le Québec est tristement célèbre pour son taux de mortalité infantile très élevé. De nombreux nourrissons périssent des suites de maladies gastro-intestinales généralement provoquées par la consommation de lait de mauvaise qualité. Afin de contrer cette tendance, des dispensaires, comme les oeuvres de la Goutte de lait et les Milk Stations, offrent du lait pasteurisé, des conseils hygiéniques et des soins pédiatriques aux familles. En 1930, Montréal compte 68 dispensaires, tandis que Québec en compte une quinzaine.
Avec la création de l’Assistance maternelle en 1912, la philanthrope Caroline Leclerc Hamilton souhaite offrir des consultations médicales et des médicaments aux mères nécessiteuses avant et après l’accouchement. L’Assistance maternelle chapeaute plusieurs comités paroissiaux composés de femmes laïques et d’infirmières. Ces comités effectuent en 1914 plus de 500 consultations à domicile, tout en offrant parfois un soutien matériel aux familles. Ces services ne s’adressent toutefois pas aux mères célibataires contraintes, par les normes sociales, d’accoucher dans la clandestinité et d’abandonner leur bébé aux crèches.
En 1888, l’ouverture par le YWCA de la Montreal Day Nursery offre enfin un service de garde aux mères protestantes qui travaillent, principalement des femmes veuves ou abandonnées par leur conjoint. Ouverte six jours par semaine de 7 h à 19 h, la crèche prend en charge des enfants de 3 mois à 12 ans au coût de 10 sous par jour. Elle fournit des repas, des soins médicaux et des vêtements au besoin. Les journées des enfants mélangent l’enseignement scolaire, l’apprentissage de compétences pratiques, et des leçons de gymnastique et de chant. À la fin des années 1890, la crèche accueillait une moyenne annuelle de 170 enfants et, en 1920, plus de 260. Quelques années après sa fondation, la Montreal Day Nursery ouvre un second établissement pouvant accommoder les mères qui travaillent de nuit. Exceptionnellement, l’institution peut aussi héberger pendant plusieurs semaines des enfants dont les parents sont malades. Elle opère également un service de placement pour femmes de ménage, qui sont souvent engagées par les bourgeoises qui dirigent la Nursery. Depuis 1942, l’institution est située dans un immeuble du YMCA sur la rue Drummond, où elle est encore active en tant que CPE.
En 1879, des femmes affiliées au YWCA et à l’Église presbytérienne américaine fondent le Montreal Diet Dispensary pour fournir de la nourriture aux malades démunis, chez eux ou en pension. Six jours par semaine, le dispensaire cuisine et distribue, gratuitement ou presque, des aliments nutritifs comme des bouillons, des gelées, des viandes cuites, du lait, des oeufs, des fruits et des légumes. À partir des années 1880, l’organisation engage également des infirmières visiteuses qui fournissent des soins médicaux à domicile, assistées par des bénévoles. Au cours du XXe siècle, l’attention du Montreal Diet Dispensary se porte de plus en plus sur les mères et les naissances. Encore aujourd’hui l’institution, située sur la rue Lincoln, fournit des soins prénataux et une diète saine aux femmes à faible revenu.
Les orphelinats
De vrais orphelins ?
Les orphelinats voués à l’enfance en difficulté se multiplient au cours du XIXe siècle. De confession catholique, protestante ou juive, administrée par une congrégation religieuse ou une organisation laïque, pour filles ou garçons, en campagne ou en ville, l’institution de prise en charge de l’enfance orpheline se retrouve partout sur le territoire du Québec.
La majorité des pensionnaires des orphelinats y sont placés par l’un de leurs parents. Les garçons ou filles y restent généralement moins d’une année, le temps que la famille puisse traverser une période difficile. L’éducation offerte repose principalement sur l’enseignement religieux et l’apprentissage de travaux manuels jugés appropriés pour leur genre. Les longues journées sont chargées de séances de prière communes, d’enseignement scolaire et de travail visant à former de bons travailleurs et de bonnes ménagères, ainsi qu’à contribuer au fonctionnement de l’institution. Plutôt que de prioriser la prière, les institutions protestantes insistent davantage sur l’acquisition d’une éducation rudimentaire incluant la lecture, l’écriture, l’arithmétique, la géographie et l’apprentissage d’un métier.
À moins qu’ils n’aient la vocation religieuse, les enfants qui n’ont pas retrouvé leur famille doivent sortir de l’orphelinat catholique à l’âge de 16 ans afin de subvenir à leurs propres besoins et, éventuellement, se marier. Plusieurs « enfants du péché », placés dès leur naissance, poursuivront leur parcours institutionnel dans un établissement pour adultes comme un asile psychiatrique. Dans le réseau protestant, les enfants non réclamés restent jusqu’à 12 ans pour les garçons et 14 ans pour les filles, après quoi ils sont envoyés en famille d’accueil jusqu’à 18 ans pour apprendre un métier ou le travail domestique.
Les orphelinats protestants
Dans la ville de Québec, quatre institutions protestantes ouvrent leurs portes au début du XIXe siècle: l’Asile militaire en 1825, le Quebec Asylum en 1823, le Church of England Female Orphan Asylum en 1829 et le Protestant Male Orphan Asylum en 1834. L’administration de l’orphelinat pour filles, qui occupe un grand bâtiment de la rue Grande-Allée, est confiée en 1927 à l’organisation anglicane The Sisters of Saint John the Divine.
Dans la métropole, le Protestant Orphan Asylum héberge annuellement une trentaine d’orphelins à partir de 1822. L’institution a été située sur la rue Sainte-Catherine, près de la rue Drummond, pendant la majorité du XIXe siècle. Face à la foudroyante épidémie de choléra de 1832, des femmes bourgeoises fondent la Ladies’ Benevolent Society. Située sur la rue Berthelet (Ontario), près de Bleury, cette institution peut héberger chaque année une centaine d’enfants de 3 à 14 ans, ainsi que quelques femmes âgées indigentes. L’orphelinat et la Ladies’ Benevolent Society ont fusionné en 1946 avant de devenir, dans les années 1960, les Summerhill Homes. La Home and School of Industry (ou Hervey Institute), sur la rue de la Montagne, est aussi fondée en 1848 pour héberger et former les enfants dans le besoin.
À la différence de la plupart des oeuvres catholiques, ce sont des femmes bénévoles laïques qui administrent ces institutions. Ces femmes bourgeoises supervisent notamment le personnel salarié responsable de la supervision des enfants.
Les orphelinats catholiques
Des dames patronnesses catholiques fondent en 1831 l’Orphelinat de Québec dans le quartier ouvrier de Saint-Roch. Débordées, elles confient la gestion de l’institution aux Sœurs de la Charité de Québec en 1849. L’arrivée en ville des religieuses bénévoles de cette congrégation permet le développement du réseau institutionnel catholique pour l’enfance orpheline: Orphelinat d’Youville, Saint Bridget’s Asylum, Orphelinat Nazareth et Orphelinat Saint-Sauveur. Le Saint Bridget’s Asylum, au coin des rues Grande-Allée et de Salaberry, s’adresse par exemple aux enfants anglophones catholiques issus de l’immigration irlandaise.
L’épidémie de choléra de 1832 incite l’association philanthropique laïque des Dames de la Charité à créer un refuge pour les garçons orphelins catholiques de Montréal. En 1889, les difficultés financières forcent l’association laïque à confier l’administration de l’œuvre aux Soeurs Grises. L’orphelinat déménage en 1917 dans un immeuble de la rue Décarie pouvant héberger 200 garçons de cinq à douze ans.
Fondée par Émilie Tavernier-Gamelin en 1841, la congrégation des Sœurs de la Providence consacre une salle de leur asile aux orphelines. Fondé en 1864, l’Orphelinat Saint-Alexis occupe un immeuble au coin des rues Saint-Denis et Mignonne (Maisonneuve) qui permet d’accueillir annuellement une centaine de filles de deux à dix-huit ans jusqu’en 1963.
Les vagues d’immigration irlandaise et l’épidémie de typhus de 1847-1848 engendrent un besoin croissant de prendre en charge les orphelins irlandais catholiques. À Montréal, ce rôle était jusqu’alors assumé par les Sulpiciens, avec l’assistance des Soeurs grises. Une petite institution pour orphelins est ouverte sur la rue Murray en 1846 et, en 1851, le père Dowd fonde le St. Patrick’s Catholic Orphanage, ouvert d’abord sur Dorchester (René-Lévesque) avant de déménager à Outremont. À la fin des années 1960, l’institution est renommée Mount St. Patrick’s et déménage sur la rue De La Gauchetière, où il est supervisé par les Soeurs de Saint-Joseph.
Les critiques de l’institutionnalisation de l’enfance
Depuis la fin du XIXe siècle, le mouvement de sauvegarde de l’enfance critique l’impact du milieu institutionnel sur le développement psychologique des orphelins. La Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, une association féministe dirigée par Marie Lacoste Gérin-Lajoie, réclame durant plusieurs années des pensions aux mères seules nécessiteuses souvent contraintes, par la pauvreté, à placer leurs enfants dans un orphelinat. Cette revendication est énergiquement appuyée par des groupes protestants, dont la Société pour la protection des femmes et des enfants, qui favorisent aussi l’adoption et le placement en milieu familial plutôt qu’en orphelinat. Au début des années 1920, le placement en famille d’accueil était devenu la méthode privilégiée par le Montreal Council of Social Agencies et par le Children’s Bureau.
Implanté en 1937 par le gouvernement du Québec, le programme de pensions aux mères nécessiteuses est non seulement très modeste, mais ses critères restrictifs ont pour objectif d’exclure de nombreuses femmes pour des raisons de moralité, dont les mères célibataires qui sont toujours poussées à abandonner leur bébé « du péché ». Ainsi, malgré la critique persistante de l’institutionnalisation et l’adoption des pensions aux mères nécessiteuses, les orphelinats continuent à jouer un rôle central dans la prise en charge de l’enfance jusqu’aux années 1960 au Québec.
Adoption
Avant 1924, la pratique de l’adoption ne bénéficie d’aucun encadrement légal. Il s’agit plutôt d’adoption informelle qui ne crée aucune filiation juridique entre l’enfant et sa famille adoptive. L’autorité paternelle « biologique » persiste, ce qui permet au père, s’il se manifeste dans les cas de naissances dites illégitimes, de reprendre la garde de l’enfant à tout moment. Cette potentialité agit comme un puissant frein pour de nombreux couples qui désirent adopter. Les communautés religieuses qui administrent les crèches reconnaissent que le caractère informel de la pratique est en partie responsable de la surpopulation de leurs institutions. Elles demandent conjointement au gouvernement Taschereau de remédier à la situation en fournissant un cadre légal, ce qu’il fera avec la Loi concernant l’adoption, en 1924. Outre quelques précisions à la loi l’année suivante (obligation d’adopter un enfant de la même religion que soi, persistance de la puissance paternelle dans le cas de naissance dite légitime), le cadre légal reste essentiellement le même jusqu’au début des années 1970.